5 septembre 2023
« Nous ne nous sentons pas reconnus » : tel est le ressenti qui revient de plus en plus de la part des travailleurs, quelle que soit leur fonction, quel que soit le secteur, quelle que soit leur position au niveau hiérarchique. Mais qu’entend-t-on par « reconnaissance » ? Pourquoi cela prend-t-il de plus en plus d’ampleur ? Pourquoi est-ce si important ? Comment y répondre ? Il est essentiel de mieux comprendre pour mieux agir.
La reconnaissance est un besoin fondamental, existentiel même. Il ne s’agit pas seulement d’un synonyme du «besoin d’estime » décrit par Abraham Maslow. C’est bien plus complexe. Chaque être humain a besoin d’être reconnu à sa juste valeur.
Nous pouvons différencier 4 types de reconnaissance.
Il s’agit de considérer la personne à part entière, et pas uniquement en tant que travailleur. Pour qu’un employé ait l’impression d’exister aux yeux des autres et se sente respecté, il est important de l’informer, de lui donner le droit de s’exprimer et de prendre en considération son opinion.
Concrètement, voici quelques manières de l’exprimer, que ce soit au niveau individuel ou collectif: saluer le matin (ce qui suppose déjà le reconnaître visuellement), prendre en compte la situation personnelle et familiale des travailleurs (proposer des aménagements particuliers des horaires de travail,…), informer le personnel par rapport aux décisions prises ou par rapport à l’évolution de l’entreprise, demander l’avis des salariés avant des décisions qui les concernent de près, donner la possibilité d’un programme de formation personnalisé,…
C’est la plus logique, et cela équivaut à récompenser un employé ou une équipe quand un objectif est atteint. Mais cela suppose que l’objectif était clairement défini au départ et que les résultats soient observables, mesurables, contrôlables. La récompense peut se traduire par une prime, une augmentation de salaire ou une promotion, mais également via un drink à la fin d’un projet, un courrier personnalisé, …
Tout le monde ne peut pas mettre en avant des résultats exceptionnels ou tout simplement visibles. Il s’agit de montrer de la gratitude , de remercier le travailleur, pour ses efforts, son engagement, dans des conditions de travail parfois difficiles, ou dans le cadre d’une fonction peu mise en avant, bien qu’indispensable. Ces remerciements peuvent s’exprimer de manière verbale ou écrite, dans un article du journal interne de l’entreprise ou via des applaudissements en équipe par exemple. L’octroi de jours de congé supplémentaires en lien avec les années d’ancienneté participe à ce type de reconnaissance. Le discours du départ à la pension est à cet égard un bel exemple.
Souligner la qualité d’un travail bien fait, valoriser la créativité, l’innovation, l’autonomie constituent le dernier axe de la reconnaissance. Il s’agit ici de prendre en compte le travail de la personne plutôt que la personne elle-même, valoriser son comportement, ses qualités professionnelles, sa relation avec les clients, le travail d’équipe,…
Le manager s’attachera à reconnaître l’utilité (sociale, économique, et technique) du travail via des commentaires ou des cérémonies, tandis que les collègues (mieux placés que les autres pour vraiment apprécier la qualité du travail effectué) émettront un jugement de « beauté » du travail bien fait, selon les règles de l’art.
Il est important d’exercer tous les types de reconnaissance pour combler les besoins des travailleurs. En privilégier un seul serait une erreur. Et nous allons voir que la bonne volonté ne suffit pas. La façon dont on exprime cette reconnaissance peut même dans certains cas générer des effets dévastateurs si on ne respecte pas certains critères.
Le premier défi est que la reconnaissance, pour être réellement ressentie par les salariés, doit s’exprimer à différents niveaux (idéalement à tous). Cela signifie que l’entreprise, au niveau de sa communication externe et interne, porte un discours valorisant par rapport à son personnel. Ce discours se concrétise au niveau hiérarchique (du haut vers le bas et vice versa), tout comme entre collègues. L’entreprise n’est toutefois pas seule responsable. Il y a également l’impact des clients, des fournisseurs et autres partenaires. Enfin, à un niveau plus global, la représentation sociale de l’entreprise, du secteur ou de la fonction exercée. La valorisation externe permet parfois de compenser en partie le manque de reconnaissance interne. Plus la reconnaissance s’exprime à différents niveaux, plus les travailleurs se sentiront valorisés.
La cohérence entre les paroles et les actes adoptés par l’organisation est donc la condition majeure. Cela doit se décliner dans toutes les pratiques courantes de la gestion des ressources humaines et de l’organisation du travail. La confiance se gagne quand les promesses se tiennent.
Il importe également de respecter d’autres critères :
La reconnaissance des résultats peut aussi engendrer des effets négatifs comme la jalousie, le sentiment d’injustice, une compétitivité accrue,… Donner des objectifs collectifs plus qu’individuels permet de limiter cette compétitivité. Cette forme de reconnaissance doit donc être employée avec discernement et être complétée par d’autres formes de reconnaissance moins axées sur les résultats.
Récompenser un effort doit se faire de manière proportionnelle à l’importance de l’effort par le collaborateur, or comment déterminer cet effort, en sachant que s’il est mal récompensé, cela entraînera (entre autre) une baisse importante de la motivation ?
La problématique des personnes travaillant seules est à cet égard importante. Elles n’ont ni collègues ni responsable direct pouvant apprécier leur travail.
La reconnaissance favorise le bien-être des travailleurs et est essentielle pour donner du sens au travail. Mais surtout, c’est une alternative positive aux approches managériales orientées vers le contrôle et la surveillance. Il s’agit en effet du principal facteur d’engagement des salariés. Elle développe leur autonomie, leur créativité, et renforce le lien de confiance entre employeur et employé. C’est primordial dans le contexte actuel de changements incessants (technologiques, managériaux, économiques, sociaux,…), et particulièrement pour les jeunes générations.
Le besoin de reconnaissance au travail est donc bien plus qu’une expression à la mode, mais un défi majeur pour les entreprises du XXIème siècle.
Une étude menée récemment par Jean-Pierre Brun et Christophe Laval a défini les 3 attentes les plus importantes qui se cachent derrière ce terme si vaste de « reconnaissance »:
Nous avons pu montrer que la reconnaissance est un processus bien plus complexe qu’il n’y paraît. Cela ne se résume pas à encourager, remercier ou féliciter personnellement et chaleureusement ses collaborateurs ou ses collègues. En effet, elle ne peut pas se limiter à cela et n’être que gratuite et symbolique sous peine d’accroître le ressentiment des salariés et la déprime des managers. La « vraie » reconnaissance du travail s’inscrit concrètement dans l’organisation du travail en donnant les moyens nécessaires pour effectuer un travail de qualité. Nous ne travaillons pas pour être reconnus, mais nous en avons besoin pour pouvoir travailler selon nos critères et nos valeurs.
Sans reconnaissance managériale, nous pouvons toutefois développer nous-même un sens à notre travail, en estimant que notre fonction est utile. Le fait de se sentir indispensable compensera alors le manque de reconnaissance hiérarchique, mais en partie seulement. Il convient de déconstruire une certaine représentation managériale de la reconnaissance qui voit en celle-ci un processus intersubjectif se résumant à des actes ponctuels d’encouragement, de gratitude ou de félicitations personnellement et chaleureusement adressés par la hiérarchie, les collègues ou les clients.
On comprend bien que, sous cette forme réduite au symbolique, la « reconnaissance » puisse actuellement présenter un énorme avantage idéologique : elle apparaît gratuite et repose, pour l’essentiel, sur les qualités humaines de l’encadrement de proximité encouragé à reconnaître ses troupes pour soutenir leur motivation au travail. Or la dimension affective de la reconnaissance peut aisément être manipulée et constituer un piège pour plus d’exploitation. Mais surtout, sans carotte pour faire avancer l’âne, une reconnaissance purement symbolique rencontre vite ses limites : le ressentiment des salariés et la déprime de l’encadrement. Mieux vaudrait encore ne pas être reconnu (avec l’espoir de l’être un jour) que reconnu de travers ou pour de mauvaises raisons. On peut ainsi distinguer le déficit de reconnaissance – il est banal de « manquer de reconnaissance » – du déni de reconnaissance qui apparaît comme beaucoup plus délétère. Sont caractéristiques du déni de reconnaissance, les situations où le travail réalisé fait l’objet d’un désaveu de la part de la hiérarchie, par exemple au cours d’une évaluation ainsi que les situations où le travail, bien qu’il soit reconnu, ne donne jamais lieu à aucun avantage social en termes d’argent, de carrière, de mobilité sociale.
La « vraie » reconnaissance du travail s’inscrit matériellement dans l’organisation du travail sous la forme des moyens qui sont accordés pour le faire avec soin. Ces moyens ne sont économiques qu’en partie. Ce qui est en jeu est aussi la considération du point de vue des salariés sur ce qu’ils font, comment ils le font et pensent devoir le faire. En d’autres termes, il est faux de penser que l’on travaille pour être reconnu. Nous cherchons plutôt à être reconnu pour travailler selon nos critères et nos valeurs. La valeur du travail – au sens éthique du terme, non utilitariste – n’est pas principalement conférée de l’extérieur par les autres. Elle dépend avant tout de ce qui est important pour nous, de ce qui compte, en fonction d’un tissu d’expériences qui ne se réduisent pas à celles du travail salarié. Bien qu’elle ne décide pas du sens de nos existences, bien qu’elle ne précède pas le sens de ce que nous faisons, la reconnaissance du travail est donc néanmoins cruciale dans la mesure où nous avons besoin que la valeur et la signification que nous conférons à ce dernier soient comprises et respectées pour conserver, ou mieux, pour améliorer les conditions de son exercice.
Enfin, n’oublions pas que nous contribuons tous à cette reconnaissance, en tant que manager, collaborateur, collègue, client, partenaire, citoyen.
“La reconnaissance au travail: une pratique riche de sens”, Jean-Pierre Brun et Ninon Dugas, Centre d’expertise en gestion des ressources humaines du secrétariat du Trésor, Québec, 2002
“Le pouvoir de la reconnaissance au travail”, Jean-Pierre Brun et Christophe Laval, Eyrolles, 2018, 147p
“Souffrance, défenses, reconnaissance. Le point de vue du travail”, Pascale Molinier, Nouvelle revue de psychosociologie, 2010/2 (n°10), p99 à 110